Franchement, je suis pas chiante à vivre. Enfin, si, je suis une emmerdeuse de première, mais je suis remarquablement coulante sur un grand nombre de trucs, je trouve. Le repas est cramé ? Pas la peine d'en faire une montagne, on commande quelque chose ! La bière est mauvaise ? Pas grave, c'est l'ambiance qui compte ! Y'a des bouchons, la voiture est coincée ? Pas grave, on peut continuer à pied ! Un rencart dans un bar est en retard ou pose un lapin ? Pas grave, y'a plein d'alcool pour patienter ! Surtout si c'est CE bar. J'aime ces rades un peu minables où personne ne juge personne, où on peut se retrouver entre mauvais citoyens et brisés de l'existence. Ambiance vraiment décontractée, où chacun laisse tomber les masques, ou plutôt se fout de celui qu'il arbore. Mes points de chute favoris. Une bagarre ou deux à l'occasion, quelques insultes, quelques petits délinquants, mais pas de vrais criminels. Une vaste confrérie de paumés et d'égarés qui comptent sur la bouteille pour rendre cette putain de brume existentielle supportable, faute de pouvoir la dissiper.

Ce soir, j'en suis à ma troisième bière. Ça, c'est le signe que j'attend quelqu'un, ou que j'ai un truc à faire derrière. Première option ici. Piotr de son petit nom, pour un mec qui n'a rien de petit et tout de massif. Sauf l'ego, je crois. Bref, un des rares êtres que je peux appeler "Mon ami" sans avoir ingéré le contenu d'une bouteille de whisky ... Autant dire que quand le zigue me propose une soirée picole, il faudrait un cas de force majeure pour m'empêcher d'y assister ! Et les occasions sont trop rares, maintenant qu'il est allé s'enfermer dans cette foutue île où Magnetic-Fürher Modèle 2016 fait sa crise mégalomaniaque. Mais on ne juge pas un ami. On l'écoute, on le conseille s'il le demande, et on lui file un coup de main pour le sortir de sa merde quand il beugle à l'aide ou quand il s'y noie. Enfin, c'est ma conception du truc.

Alléluia, le Messie Russe est arrivé ! Sa grande carcasse m'avait manquée. Pas de cérémonial, de grandes phrases, de débauche sentimentale, pas besoin de toutes ces gesticulations affectives, et c'est le plus important. Je suis pas à l'aise avec ça. Sauf pour les coups de sang et les explosions colériques, mais c'est un peu limité comme répertoire. Son retard ? Quel retard ?

- T'inquiètes, mon grand, je t'attendrais des heures dans un coin aussi paradisiaque, tu le sais !

Et c'est la pure vérité ! Je garantis pas la qualité de la conversation, par contre ... Bon, maintenant qu'il est arrivé et qu'il a commandé sa vodka favorite, les festivités peuvent commencer. Autrement dit, pour moi, whisky. J'ai jamais vraiment été capable d'apprécier la vodka, et je ne ferais pas l'offense à un ruskof pure souche de la gaspiller. Bon, plus qu'à trinquer et ...

Oh merde. Un cadeau. Pardon, un présent en provenance de la Mère Patrie, la Sainte Russie ! J'ai l'air finaude, moi, j'ai rien amené ! Bordel, ça faisait longtemps que je ne m'étais pas retrouvée aussi embarrassée. C'est limite si j'ai pas un peu de rouge qui me monte aux joues ... J'essaie de donner le change en examinant ce qu'il m'a refilé, mais ça n'aide pas, loin de là. Je ne suis pas spécialiste en argenterie, et je ne connais pas les tarifs des boutiques russes, mais ça, ça n'est pas de la camelote touristique bon marché, j'en jurerais. Et y'a même la petite touche personnelle avec le félin gravé, la petite explication qui va bien à la symbolique évidente même pour une inculte profonde, et quoi qu'il en dise, il a du talent, le bougre. Toujours plus que mes infâmes gribouillis.

Heuuuuuuuuuuuuuuuuuu.

Ouf, cette pathétique répartie n'est pas sortie plus loin que mon crâne. Non, à la place, je suis juste restée la bouche ouverte, comme une foutue truite, ou un autre poiscaille ! Merde, elle est où ma répartie quand j'en ai le plus besoin ? Heureusement, c'est lui qui me tire d'affaire. Sa dernière remarque provoque enfin l'illumination. Ou plutôt, ça m'ouvre ma voie de repli favorite. Le bon vieux sarcasme.

- Bah, vaut mieux pas pour la bouteille, en fait. Une Yankee pure souche serait incapable d'apprécier à sa juste valeur le nectar de la Mère Patrie ! Nan, mieux vaut que je reste au whisky, c'est plus proche de mes racines britanniques !

Je ne connais même pas ma généalogie, en fait. Le passé familial, c'est pas ma came. Mais bon, statistiquement, avec un patronyme pareil, y'a de meilleures chances que je descende d'un Britt' que d'un Teuton ou d'un Slave. Sourire complice, bourrade d'épaule, le plus proche de l'étreinte dans le répertoire à la Jess'.

- Merci. Mais tu me prends un peu au dépourvu, tu sais ? J'ai quoi, sur moi ... un ticket de réduc' pour l'épicerie du coin, une carte de fidélité d'un débit de boisson ...

Je fouille mes poches en rigolant franchement. Je pourrais presque lui filer un coupon gratuit pour une enquête d'Atlas Investigations, le bureau dont je suis la propriétaire et l'unique employée, si j'avais ça en stock, mais nan. Et puis ça ne pourrait pas être à la hauteur de son offrande. Qu'est-ce que j'ai d'autre ... Ah. C'est peut-être une idée foireuse, mais sur le coup elle me semble excellente.

- Tiens.

Une petite pochette. Dedans, un morceau de papier, des clés.

- Quand j'étais gamine, mes parents m'emmenaient là-bas. Un chalet, au fin fond des bois. J'y ai jamais remis les pieds depuis, mais la baraque tient toujours debout, j'ai vérifié. Ça doit être poussiéreux et bourré d'araignées et autres sympathiques bestioles, mais c'est à l'écart, et j'en ai jamais parlé à personne.

Et tu pourrais en avoir besoin bientôt. Plus que moi, en tout cas. Mais ça, je ne le dis pas. Il est assez finaud pour le comprendre de lui-même, et surtout, c'est pas mon genre. Il l'accepte ou pas, il est libre, adulte, majeur, vacciné et sevré ! Bon, sur ce, vu que je viens de finir mon verre, il est grand temps d'en recommander un autre !